L’Italie, vous connaissez?

Même les Français qui vont au cinéma de façon privilégiée connaissent mal le cinéma italien. Ainsi peut-on avoir vu Assunta Spina et Phares dans dans le brouillard, en ignorant toujours aussi bien Poggioli que Claudio Gora. A différents niveaux, nous vivons tous de clichés. Quand Sophia Loren elle-même évolue du genre Gina au style Lucia Bosè, il reste toujours une majorité pour croire qu’être Italienne ne va pas sans quelque vulgarité. Aujourd’hui, à l’Italien gesticuleur et embrouillé (ou léger — on trouve toujours plus léger que soi, ailleurs c’est le Français, relire l’article de Barthes), succède l’image du froid Milanais, d’élégance from London et de sentiments « alla Antonioni ».

Dans tous ordres, Visconti, lui, est dehors, créateur de spectacles « de gauche » fort chers, appréciant la Callas autant que la Magnani, ayant des idées, mais aussi du goût, parlant du Sud comme, s’il habitait ailleurs, il saurait parler de la Sibérie.

Les Italiens aiment-ils Visconti?

Feuilletant page par page les 133 numéros de Cinéma Nuovo ancien formule, on peut constater qu’Antonioni, qui n’était portant pas considéré comme d’obédience strictement néo-réaliste, y tient une place plus importante que Visconti quant aux compte-rendus critiques, au nombres des photographies, etc. Dès 1949, Renzo Renzi par exemple reprochait à Visconti (dans Bianco e Nero) un détachement aristocratique, une sorte d’académisme de la Révolution; le choix du sujet de Nuits Blanches ne fera qu’amplifier cette incompréhension. Plus exactement Visconti est considéré comme « en marge », certes « engagé », mais par conviction et choix, non par obligation ou conditionnement; il fait cavalier seul, préféré le silence aux travaux plus o moins alimentaires (De Santis…), monte des pièces au théâtre: bref, il est libre et inclassable, donc quelque peu suspect.

Au moins Aristarco et d’autres reviennent sur le problème Visconti, dont la bibliographie est somme toute importante, depuis le fascicule Cinéma della Realtà jusqu’au recueil que vient de publier le Centre Universitaire du Cinéma de Milano, les plus précieux demeurent les livras-films de chez Cappelli.

Il faut dire aussi que les films de Visconti dépassèrent trop peu le cercle des spécialistes: mal distribués en Italie (La Terra Trema est le lauréat de Venise qui encaissa le moins d’entrées), vus en France avec retard (et insuccès: combien d’adhérents de ciné-clubs ont-ils aimé Ossessione?). Si La Terra Trema a pu rencontrer ici un certain « succès de critique » — encore que celle-ci, comme du doublage pour Rocco, ait préféré parler des tristesses de la version française — pour un de ses aspects mi-Flaherty mi-esthète: une intrigue policière ne paraît pas vraiment digne d’un chef-d’œuvre. Comme si le réalisme poétique, de Toni à Ossessione en passant par La Nuit du Carrefour, n’avait jamais beaucoup de fidèles, moins encore que le réalisme social peignant à fresque « l’histoire naturelle d’une famille » de La Terre Tremble à Rocco.

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B.C. (Bernard Chardère, dans Luchino Visconti – Premier Plan – Hommes Œuvres Problèmes du Cinéma, N° 17 Lyon 1961)

Luchino Visconti Premier Plan Mai 1961