Si l’on devait énoncer une phrase à quoi l’on reconnait que le cinéma est une industrie, on pourrait dire ceci: tout film commencé doit être d’une manière ou d’une autre terminé! L’écrivain, le peintre, le musicien, ont, s’ils le veulent, le loisir d’abandonner leur œuvre, de finasser leur roman, leur tableau ou leur symphonie inachevés… Un tel luxe c’est pas accordé au cinéaste.
Voici pourtant quelque images de films que vous ne verrez jamais! Leurs auteurs ont tourné pendant de nombreuses semaines des centaines, des millions furent dépensés, des décors, des costumes minutieusement fignolés.
Les metteurs en scène de ces trois films inachevés ne sont cependant pas de ceux dont les œuvres sont négligeables. On attend toujours avec impatience la nouvelle réalisation de Jean Renoir, de René Clair, de Marc Allégret.
Il y a une dizaine d’années, Jean Renoir avait conçu le projet de porter à l’écran ce conte de Maupassant qui s’intitule Une partie de campagne. Il en écrivit une adaptation susceptible de fournir la matière d’un film très court puis, à mesure qu’il entrait lui même dans le jeu des personnages, le sujet se corsait, prenait de la hauteur et du développement, et Renoir envisagea de tourner un grand film. Il appela auprès de lui Jacques Prévert qui donna du corps à l’anecdote de Maupassant et l’on commença les prises de vues. De nombreuses scènes furent tournées dans la propriété de Marlotte ou l’on voyait la charmante Sylvia Bataille et une troupe de jeunes filles en longues robes légères 1880, armées d’ombrelles de dentelle, galoper dans les prairies. Cela évoquait irrésistiblement quelque toile ensoleillée de l’auteur du Déjeuner à Bougival…
Partie avec les moyens d’un court métrage, et sur des bases qui en faisaient en quelque sorte un film d’amateur, Une partie de campagne ne put aller au bout de sa course. (Nous devions y voir dans un rôle très court l’assistant de Renoir: il s’appelait Jacques Becker…). On tourna un millier de mètres. Et puis on dut abandonner…
Les deux autres films, ceux de Clair et d’Allégret, c’est la guerre qui les interrompit. Air pur était vraiment, avant la lettre, une croisade pour l’air pur à la jeunesse… Pierre Bost avait travaillé au scénario (…)
C’est en juillet 1939 que fut donné le premier tour de manivelle du Corsaire. La pièce de Marcel Achard avait été créée à l’Athénée par Madeleine Ozeray et Louis Jouvet, Michèle Alfa et Charles Boyer tenaient dans le film les mêmes rôles. Marc Allégret fit édifier à Nice, sur les terrains de la Victorine, des ponts de navires et d’immenses décors représentant une petite ville espagnole ou mexicaine des plus pittoresques! (…)
Du cimetière de ces films perdus nous avons retiré le seul souvenir de grands efforts inutiles.
(L’Écran français, 18 Juillet 1945)