Le dernier tournant, film de Pierre Chenal. Adaptation et dialogue de Charles Spaak. Photographie: Christian Matras (Prod. Gladiator-Film, Paris, 1939)

Ossessione, film de Luchino Visconti. Scénario et dialogue de Mario Alicata, Antonio Pietrangeli, Gianni Puccini, Giuseppe De Santis, Luchino Visconti. Photographie: Aldo Tonti, puis Domenico Scala. Décors réels (ou reconstitués d’après la réalité). Musique: Giuseppe Rosati. (Prod. ICI, Rome, 1942).

The Postman always rings twice (Le facteur sonne toujours deux fois), film de Tay Garnett. Adaptation et dialogue de Harry Ruskin et Niven Busch. Photographie: Sidney Wagner. (Prod. Casey Wilson – M.G.M., Hollywood, 1946)

Je n’apprécie guère les ouvrages de James M. Cain. Ce romancier ingénieux fait partie des naturalistes attardés qui, aux États-Unis, profitent d’un récent besoin d’être scandalisé: besoin normal après le siècle d’hypocrisie succédant, en Amérique, à la période forcément austère et rude de la constitution d’un nouveau monde, hélas! trop peu nouveau. Je n’aime guère les livres de Cain et il me paraît excessif de tirer, en six ans, trois films d’une triste histoire post-zolesque comme Le Facteur sonne toujours deux fois. En revanche, je suis heureux de saisir l’occasion, rare, de comparer trois cultures différentes d’une même graine et, jugeant les concurrents sur le même terrain, d’expliquer pourquoi no

us ne tenons à retenir sur NOTRE ÉCRAN qu’une seule de ces productions française, italienne et hollywoodienne.

Le goût américain de se faire scandaliser à petites doses, contrôlées quasi-chimiquement par une censure opportuniste et sans dogme, était moins avoué avant la dernière guerre qu’à présent. C’est donc en France, première patrie du réalisme artistique et littéraire, que fut réalisé le premier Facteur sous le titre Le Dernier tournant. Malgré les rapprochements qu’on peut faire entre la côte d’Azur et celle de Californie, ce fait-divers parut fabriqué avec des morceaux d’articles et des photos de crimes passionnels découpés dans des journaux d’outre-Atlantique. Fabriqué et improbable aussi, le restaurant-poste d’essence où Corinne Luchaire, épouse de Michel Simon, voyait arriver, un jour ensoleillé, le vagabond Fernand Gravey.

Tels qu’ils étaient présentés, on ne croyait pas à ce crime accidentel et prémédité à la fois et à cette passion purement bestiale, ou plutôt bestialement pure, malgré la cohérence et le soin de l’adaptation de Charles Spaak et à cause, peut-être, du zèle, du désir de faire fort et de faire américain de Pierre Chenal, lequel avait signé de meilleures mises en scène.

L’envie de stupéfier le public est la faiblesse de ceux qui se laissent stupéfier par des choses, en fait, peu stupéfiantes: ainsi l’enfant de quatre ans impatient de pétrifier sa pauvre grand-mère en lui criant le mot gras qu’il vient d’entendre dans la rue. Puéril dans son déroulement de vieille zolaterie californisée, Le Dernier tournant restait ignoble dans la mesure où il suivait le roman. Aussi ignoble parce que plus prudent, plus vrai mais plus froid et encore plus près du roman est le film de Tay Garnett exécuté avec un minimum d’adresse et fort peu de conviction.

Si The Postman Always Rings Twice est cependant moins mauvais que Le Dernier Tournant, c’est parce que Lana Turner y semble une authentique sale petite poule yankee, avide, pressée d’utiliser les effets de son sex appeal pour « devenir quelqu’un », comme elle dit, et vivre dans le luxe; parce que aussi John Garfeld a sans effort le comportement naturel du vagabond popularisé par la littérature américaine de toute qualité, à la suite de vingt ou quarante acteurs du même genre. Mais les relations de la femme du brave gros garagiste avec le dur et doux vagabond y sont cependant si mal établies que les actes du couple ont un aspect clinique très désagréable. Et la lumière crue qui éclaire certain passage à tabac nous éclaire en même temps sur le sadisme (sans doute approuvé par la censure) du public assistant, bien assis dans l’ombre, à l’éclatement de la bestialité chez des êtres humains qui s’abandonnent à des impulsions de violence, de vengeance et de peur sans jamais essayer de penser aux conséquences de leurs actes. Ce rationnement moderne des jeux du cirque est tellement significatif qu’il nous faudra y revenir prochainement.

Des bêtes, c’est exactement ce que sont aussi les personnages du film de Luchino Visconti. Le titre, Ossessione, choisi pour la production italienne, résume au reste — à la place du facteur dont les deux coups de sonnette sont d’une philosophie de bazar — la situation de deux êtres enchaînés, pour le meilleur et pour le pire, par l’attraction sexuelle et qui vivent leur drame et le subissent un peu comme deux patrouilleurs fuyant dans la brume sous le feu
de l’ennemi…

Le gars (Massimo Girotti) qui se fait embaucher par le gros garagiste (Juan de Landa) et reçoit immédiatement son amitié spontanée apparaît comme l’homme qu’il faut à la chatte de velours et d’orage (Clara Calamaï) qu’a eu tort d’épouser un homme trop rassis pour elle. Impuissants à couper le courant qui les attire l’un vers l’autre, même si c’est pour s’entregrifier, le mâle et la femelle restent naïfs, et pitoyables: ils ignorent le moyen de se servir de la justice et la police ne s’occupe d’eux que de loin. Ils sont pris par leur obsession comme par une guerre: une guerre qu’ils mènent honnêtement, bêtement, — faibles, ingénus, criminels, — dans une espèce de nuit où ils tâtonnent pour toujours se retrouver, sentir leur chaleur, leur désir, leur peau, obsédés.

Si Lana Turner est moins dépaysée dans son rôle que Corinne Luchaire, qui subissait le drame sans avoir l’air d’y participer, elle ne démontre ni ne suggère guère, à son tour, d’autre passion qu’un demi-narcissisme de fille qui a compris — seule dans son bain ou convoitée par le foule des hommes, hydre aux mille mains — qu’elle vaut de l’or. Peut-être accepte-t-elle de devenir une vraie femme quand la force de tous ceux qu’elle a craints se concentre en un seul, qui s’attache à elle et qu’elle veut garder. Mais à la voir agir, dans le film de Tay Garnett, on dirait d’une simple petite garce de chair synthétique, une de ces poupées animées qu’on louera peut-être un jour, munies d’un
cachet de garantie, dans des drogueries spéciales, contrôlées par l’office social du plaisir hygiénique.

Au contraire, Giovanna, la jeune aubergiste de Visconti, dépeignée, odorante, animale, est en même temps repoussante et irrésistible. Elle existe, avec sa fraîcheur et sa crasse, dans sa langueur qui devient vite exaspération sensuelle, sinon déjà voracité de mère. Elle brûle des orteils aux yeux, et tout le long de son corps mince qui serpente à chaque geste. Elle existe de tout son sang de belle chèvre noire. Et si son histoire et celle de son amant, et de son mari, reste basse, elle est aussi terriblement naturelle et touchante, — c’est-à-dire que le film touche au vif du sujet au lieu de se tortiller autour.

C’est que, sur l’écran, c’est un véritable romancier qui exprime de lui le récit: non plus l’auteur du livre mais le créateur de cette suite de scènes d’un réalisme qui accuse et relève le réel, d’images visuelles et sonores obsédantes qui substituent leurs couleurs contrastées à la grisaille de la réalité quotidienne. Peintre de la réalité, chercheur de faits vrais, collectionneur de notes justes, Visconti transfigure tout ce qu’il touche: acteurs, maisons, objets, lumière, poussière, qui deviennent éléments symboliques de son lyrisme personnel.

Massimo Girotti, plus sauvage que timide ou timide par regret de tromper son bienfaiteur, cache mal sa hardiesse de félin dès le premier regard qu’il pique entre les yeux et sous la vague robe de Clara Calamaï, — dans la locanda de la route de Ferrare où il entre par une après-midi torride.

Le film baigne aussitôt dans la sueur et se développe dans une atmosphère épaisse et lourde qui retient les personnages comme dans un aquarium: le monde fermé où, maître chez lui, le réalisateur, peut-être obsédé aussi à sa façon, nous soumet en traits lancinants le cas qui l’intéresse.

Admirateur et même ancien collaborateur de Jean Renoir, Luchino Visconti a acquis une puissance descriptive d’écrivain réaliste et un pouvoir quasi-incantatoire d’artiste impressionniste. Dépassant les limites du naturalisme dans ses mises en scène théâtrales, il sait en même temps remodeler la pâte vivante de ses interprètes. Remarquable est l’exemple de la Calamaï, surtout pourvue d’éclat charnel et actrice au registre limité qui bientôt, ici, a l’air surprise au cœur de l’aventure qu’elle vit. On pourrait dire aussi que Visconti lui a repeint le visage s’il ne l’avait plutôt dépouillé de tout maquillage et dénudé. Ainsi cette face féminine luit-elle plus impudique qu’un corps offert.

De Renoir, le réalisateur italien a, d’autre part, appris à ne pas éviter les difficultés de technique artistique mais à les attaquer de front, comme le sauveteur pénètre dans une fournaise. Dans la fournaise voluptueuse de son film, il n’avait pas — je crois — l’intention de sauver le couple. Pour des mobiles qui se révéleront plus nettement dans la suite de sa carrière, ou simplement pour prendre le moyen le plus efficace de s’exprimer, il aime le crime pour sa valeur esthétique; et c’est sans doute ce qui l’a poussé à choisir le sujet de Cain. Il y trouva des êtres enchaînés à la fatalité de leurs désirs et de leurs impulsions et, au lieu de les laisser dans leur lointaine contrée d’origine, il les absorba pour les replacer autour de lui, dans la province italienne et au milieu d’un paysage déjà étouffant. Si, dans le film américain, les préparatifs des amants pour se débarrasser du mari sont plus ou moins risibles ou répugnants, nous sommes sensibles aux difficultés, aux hésitations, aux inquiétudes de la Giovanna et du Gino de la vallée du Pô parce que nous sommes introduits profondément dans leur intimité; et nous n’avons pas envie de pouffer ni de partir en les voyant dépenser toute leur ingéniosité pour obtenir de la vie un droit qui leur est refusé par le destin et qu’ils tentent d’arracher, de leurs propres mains, avec le courage du désespoir, avec une espèce de misérable honnêteté dans la conviction.

Pitoyables à nos yeux, ils le sont eux-mêmes envers leur victime, moins dans leurs actes — il faut bien arriver à assommer le pauvre type — que dans leurs intentions de pauvres justiciers, résignés, par manque d’imagination, plutôt que résolus à l’assassinat. Leurs paroles sont souvent moins éloquentes que leurs gestes, — toujours saisis à l’instant poignant, par une caméra attentive et féroce, dont Visconti s’est servi avec autant de liberté que d’une plume ou d’un pinceau.

Les coupables ne sont pas constamment en contact avec la police comme dans le scénario élaboré par Harry Ruskin et Niven Busch. L’appareil judiciaire et policier n’est ici qu’accessoire, agissant seulement comme un ressort du mécanisme de protection de la société organisée, dont le couple est trop naïf et trop maladroit pour éviter l’effet.

Par ailleurs, l’homme a un ami (Elio Marcuzzo), comme lui vagabond par besoin d’indépendance mais jamais à la dérive, qui pourrait l’aider à fuir la femme prête à s’attacher à lui comme un lierre animal; et il finira par se fâcher avec ce compagnon, par amour-propre, par emportement d’être simple, furieux qu’on lui montre un chemin quand il s’est engagé dans un autre: la route bordée de roses et de fruits délicieux qui mène à l’enfer des contes du folklore. Tout ce chapitre et le départ sur la vraie route goudronnée, avec la femme qui, en face de la pauvreté, renonce bien vite à l’amour libre pour rattraper la sécurité matrimoniale; cette échappée puis la désertion par méfiance instinctive des complications et par probité envers le mari trop bon, tout cela décèle une certaine misogynie chez l’auteur-réalisateur opposant l’amitié, source de paix, à l’amour, prélude à l’esclavage vu au malheur. Toutefois, comment ne pas mépriser ou redouter l’inévitable mesquinerie de la donzelle anxieuse de ne pas retourner à la misère d’où elle est sortie? La pitié qu’elle montre pour son mari n’est faite que de reconnaissance; et reconnaissance (de dette) n’est pas gratitude.

Ce sentiment de l’amitié propice qui, sans la tentation de la femme, pourrait faire deux frères de l’amant et du mari, est souligné en outre par la franche bonhomie et la bonté spontanée du gros garagiste, personnifié avec aisance par l’acteur espagnol Juan de Landa. La longue séquence de la foire d’Ancône, farcie d’intermèdes dont le chaud pittoresque est intégré dans les nécessités mêmes du récit, sert de contraste bigarré à la nudité de la situation: Gino a quitté l’auberge et Giovanna s’est serrée dans une rancune de convenance qui ne demande qu’à se muer en pardon, puis en exigences orgueilleuses et voluptueuses. L’aubergiste a perdu son garçon mais il retrouve une épouse moins hérissée, et il l’emmène se distraire à la ville. Là, dès qu’il retrouve Gino par hasard, il ne le lâche plus, un si bon copain et un si bon mécano! On arrose de bon vin cette rencontre. On boit, on rigole, on chante; et Gino est ému par les reproches prometteurs qu’il devine dans la fausse impassibilité de Giovanna, très consciente de son attrait sous sa robe des dimanches. Encore ivre, le gros ramène le jeune gars sous le toit conjugal. Il l’aura voulu! et, cette fois, il le paiera! et de sa vie!

A leur tour, les amants paieront de leur tranquillité la liberté d’être seuls. La maîtresse devient la patronne. La maigre sylphide sans tête, incapable de partir à l’aventure avec des talons trop hauts, un chapeau trop grand. une valise trop pleine (1), a hâte d’engraisser derrière son comptoir; elle se sent même vaguement lourde des bambins qu’elle imagine trottant et piaillant déjà sur la terrasse du petit restaurant dont on fête la réouverture en musique.

Pris au piège, le complice commence à s’irriter contre celle qu’il va falloir, pour les convenances, épouser. La Vénus de la cuisine va faire de ce sauvage un villageois prévoyant, un épargnant, un propriétaire. Mauvais commerçant, Gino flanque presque dehors un camionneur (Vittorio Duse) dont l’amabilité — l’a-t-il inconsciemment senti? — est celle d’un mouchard. A partir de cet instant, commence le glissement vers la catastrophe. L’orchestration dramatique, sonore et visuelle de cette chute lente, faite de détours dont chaque pas compte, est aussi riche que puissant le cours de fleuve en crue du mouvement final, majestueux, sombre, implacable, pailleté d’étincelles tragiques.

Le dégoût latent de Gino, la jalousie à contretemps de Giovanna poussent les amants vers des combats plus ou moins sournois qui attirent l’attention sur eux, dès que la veuve a touché la prime d’assurance. Le guet de Giovanna dans le café de Ferrare, pendant que Gino esquisse une aventure avec une fille qu’il vient de rencontrer (Dhia Cristiani), et alors que la police épie le couple, est un morceau qu’on veut avoir dans sa cinémathèque. Il faut remonter aux Nuis de Chicago de Sternberg, me semble-t-il, pour trouver une aussi magistrale maturation du malheur que, vaincus d’avance, des êtres secrètent eux-mêmes. Et il est évident que d’avoir tourné cet épisode dans une maison habitée, dans le véritable bistrot d’en face et dans les rues passantes et vivantes d’une cité aussi mystérieuse que Ferrare a aidé le cinéaste à donner un souffle de fièvre d’un rythme particulier à l’effort du couple qui voudrait se reformer, éviter la prison ou la mort, vivre heureux, vivre…

Gino, qui s’est cru un moment dénoncé par elle à la police, rejoint Giovanna et, quand il la sait enceinte, adore en elle cet âge d’or perdu et inaccessible que les humains évoquent sous le nom de bonheur.

Si l’on a jamais projeté sur l’écran l’image d’une heure de paradis qu’il faut immédiatement payer plus cher que d’un an de douleur, c’est bien dans ce lit du fleuve découvert par la sécheresse de l’été: l’homme et la femme, sur cet îlot fragile, s’isolent dans un dangereux abandon à l’espérance la plus confuse, à l’illusion de la paix sur cette terre à même laquelle ils font l’amour, puis jouissent du soleil qui les écrase contre leur couche de sable. Ce soleil narcotique leur fait croire un instant de trop qu’ils sont à l’abri dans un désert; et lorsqu’ils se rendent compte que la terre a tourné sous le nuage où ils reposaient, les membres brisés, dans l’oubli mais non oubliés, ils n’ont plus devant eux le délai nécessaire pour mettre en sûreté leur amour renouvelé.

Si leur auto roule tranquillement vers l’ombre d’une félicité mourante, c’est la mort qui les pousse en avant, dans la cage du bref espace qui leur reste à parcourir ensemble, puis les précipite contre la paroi invisible qui le borne; — mur invisible ou dissimulé par la fumée d’un camion encombrant. Pour sortir Giovanna de ce gaz suffocant, Gino tente de passer à gauche puis, sinistrement, à droite du gros véhicule qui les serre alors contre le parapet de la route dominant le fleuve. La voiture verse et culbute jusqu’à l’eau d’où l’amant, vivant, retire et traîne de ses propres mains, innocentes et coupables, le corps aimé, intact mais désormais sans vie de sa belle: un corps qui n’a jamais été plus souple, plus troublant, plus pitoyable. Bel instantané à prendre pour les journaux, se dit peut-être l’inspecteur parti à leur poursuite et qui n’a qu’à s’arrêter devant la conclusion de ce fait-divers.

Fait-divers grandi par le pouvoir d’un poète, Ossessione me paraît être le sommet d’une période de la production italienne. Quelques ouvrages de jeunes metteurs en scène qui imitent ce film, forcément en vain, dénotent que cette période est révolue. De Sicile, Visconti va rapporter une œuvre très différente et d’autres chemins esthétiques s’ouvrent aux réalisateurs d’aujourd’hui, entre le reportage romancé et le film extra-réaliste.

Jean George Auriol
Février 1948