Le nom de Rossellini à pu susciter des controverses, de même ses intentions ont-elles longtemps soulevé des doutes. Son œuvre les justifiait: Desiderio ne laissait pas espérer Europe 51 et, comme Païsa, Stromboli ne contenait pas seulement le meilleur — que ces contradictions à travers une ascension inégale dans le détail mais constante laissent voir après coup la marque d’un génie qui s’affirme, j’en veux bien convenir.

Peut-être les admirateurs de Rossellini prendront-ils ombrage de devoir partager cette admiration avec un tenant de Visconti: car il semblerait que l’accord dût se faire autour de celui-ci, mais il n’en est rien. Considéré par les uns comme un amateur surtout soucieux d’éblouir mais dédaigneux de son art critiqué par d’autres qui lui refusent tout génie créateur et ne lui laissent le crédit que d’une imitation impuissante, pratiquement privé d’audience puis-qu’Ossessione n’a pas été exploité commercialement et que La Terra Trema, mutilé par la distribution, a vu réduire de près de moitié sa version intégrale, Visconti reste en proie à des controverses qui, prenant pour objet une matière rare, traduisent au moins le choc éprouvé au contact de sa création.

Mais si Ossessione est un chef-d’œuvre et La Terra Trema une œuvre belle et difficile, il est permis de s’interroger sur leur auteur. Ces quelques notes n’ont d’autre ambition que tracer le plan d’une étude dont le développement serait à faire.

La leçon de Visconti semble d’abord être de mise en scène, mais les problèmes posés sont aussitôt résolus en termes de nécessité. La création authentique se signale à ce qu’elle invente en même temps l’expression et la signification; l’intention demande une matière absolument nouvelle, même et surtout si elle ne prétend pas modifier l’apparence du monde qu’elle s’applique à interpréter. La dimension de l’œuvre ou sa durée n’y fait rien, les trois heures de La Terra Trema, ni les quelques minutes de Notes sur un fait divers. Il ne s’agit pas d’une construction minutieuse accumulant des éléments analytiques: par un effot d’ascèse, Visconti recrée totalement la réalité sous des apparences intactes, lui modelant par l’intérieur un visage immanent, donnant un style à l’inorganique; refusant tout effacement, d’ailleurs illusoire, devant l’apparence brute comme tout intimisme du quotidien, il lui faut obtenir une représentation objective qui soit aussi la somme inépuisable de ses significations possibles mais non exprimables. La conscience aiguë d’un au-delà des apparences se double de l’intuition qu’il ne peut être appréhendé qu’à travers elles, notion d’un certain réalisme qui ne soit pas appauvrissement mais moyen de connaissance. Dans cette synthèse révélatrice réalisant l’identification existentielle du signe aux significations, l’idée abstraite s’introduit dans l’image astreinte à un maximum d’efficacité concrète, autonome, mais contenant pourtant l’idée indicible.

Que l’œuvre de Visconti ait un aspect social, il ne faut pourtant pas l’enfermer dans cette intention. Elle montre d’abord une sorte d’emprise du milieu sur l’être, la fatalité d’un accablement, soit-il héréditaire, d’un étouffement de la conscience individuelle, soit-il provoqué par une condition misérable; dans sa volonté de synthèse, elle ne pouvait séparer les personnages de leur entourage, de leur milieu — non pour les décrire par là, mais bien parce que leur drame se joue entre eux-mêmes et cette portion particulière de l’univers. S’il me fallait la caractériser d’un seul mot, je dirais que cette œuvre apporte un nouveau sens du tragique. Non asservis à des structures dramatiques, les personnages sont considérés par delà les contingences de leurs actes; mais en même temps, à leur insu, l’en-dehors leur est refusé, l’aventure ne les appelle que pour tenter leur désespoir ou mettre en marche leur destin. Cette fatalité interne dispensée de préciser ses attaches, ces pouvoirs qui ne connaissent leurs limites qu’à vouloir s’exercer, bref cette association où l’homme ne mesure sa relation au monde que par l’écho souvent fatal de ses actes, ne sont-ils pas les prémisses d’un dialectique de la liberté?

Visconti n’a pas voulu ne retenir que cet aspect du débat, ni maintenir celui-ci où Rossellini peu à peu l’a porté. Mais sa poétique, propre à saisir la réalité aux diverses profondeurs de ses diverses acceptions, justifie d’y éveiller de telles résonances — que Bellissima, puis Senso empêchent un jour de généraliser les jugements énoncés ici, les deux premières œuvres de Visconti n’en demeureront pas moins, multiformes, voulues dans leurs extrêmes ramifications, portées par une forme créatrice passionnée mais surtout de rigueur, lucide mais à l’opposé de l’observation glacée.

Philippe Demonsablon
(Cahiers du Cinéma)